Il n’y a rien d’étonnant dans le fait qu’hier – l’article date de novembre 2014 –, le grand jury (ou jury d’accusation) de St. Louis ait refusé d’inculper Darren Wilson, l’officier de police qui a assassiné Michael Brown en août dernier à Ferguson, dans le Missouri. Depuis des mois, plusieur·e·s politicien·ne·s et médias officiels ont œuvré pour préparer le public à une telle décision. Ils et elles savaient ce que les libéraux et les leaders communautaires honnêtes n’ont pas encore compris : il n’est possible de préserver l’ordre social dominant qu’en donnant aux policiers carte blanche pour tuer des hommes noirs à volonté. Sinon, il serait impossible de maintenir les inégalités raciales et économiques qui sont fondamentales pour cette société. Au mépris de l’indignation générale, et même au prix de pillages et d’incendies criminels, le système juridique protégera toujours les policiers des conséquences de leurs actes, car sans eux, ce système ne pourrait pas exister.
Le verdict du grand jury n’est pas un échec du système judiciaire, mais une leçon sur son rôle premier. De même, l’agitation sociale qui émane de Ferguson n’est pas un échec tragique des stratégies visant à canaliser la protestation dans des cadres jugés comme productifs, mais une indication de la forme que devront prendre tous les mouvements sociaux futurs pour avoir une chance de résoudre les problèmes qui les engendrent.
Une économie axée sur le profit crée des fossés de plus en plus grands entre les riches et les pauvres. Depuis l’esclavage, cette situation a été stabilisée par l’invention du concept de privilège blanc – un pot-de-vin destiné à décourager les personnes blanches les plus pauvres d’établir des intérêts communs avec les personnes de couleur. Mais plus il y a de déséquilibres dans une société – qu’ils soient raciaux, économiques ou autres – plus il faut avoir recours à la force pour les imposer à la population.
Cela explique la militarisation de la police. Ce n’est pas seulement un moyen de maintenir la rentabilité du complexe militaro-industriel des années après la fin de la guerre froide. Tout comme il a été nécessaire de déployer des troupes dans le monde entier pour assurer la sécurité des matières premières qui maintiennent l’économie à flot, il devient nécessaire de déployer des troupes aux États-Unis pour préserver la répartition inégale des ressources sur l’ensemble du territoire national. Tout comme les mesures d’austérité mises en place par le FMI en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud font leur apparition dans les nations les plus riches du premier monde, les techniques de gestion des menaces et de contre-insurrection qui ont été expérimentées contre les Palestinien·ne·s, les Afghan·e·s et les Irakien·ne·s sont maintenant utilisées contre les populations des pays qui les ont envahis. Les sociétés militaires privées qui opéraient à Peshawar – au Pakistan – travaillent maintenant à Ferguson, aux côtés des véhicules blindés qui ont traversé Bagdad, en Irak. Pour l’instant, cela se limite aux quartiers les plus pauvres et à ceux des communautés noires ; mais ce qui semble aujourd’hui exceptionnel à Ferguson sera demain banalisé dans tout le pays.
Cela explique aussi pourquoi les luttes contre la police ont pris une place centrale dans l’imaginaire populaire au cours de la dernière décennie. La police représente la première ligne du capitalisme et du racisme dans chaque combat. Tu ne verras peut-être jamais le PDG qui contamine tes réserves naturelles en eau, mais tu verras la police réprimer ta protestation à son encontre. Tu ne rencontreras peut-être pas le directeur de la banque ou le propriétaire qui te force à quitter ton logement, mais tu verras l’officier de police venir saisir ta maison ou t’expulser. En tant que personne noire, tu n’entreras peut-être jamais dans les communautés fermées de celles et ceux qui bénéficient le plus du privilège blanc, mais tu rencontreras les agents de police ouvertement racistes qui te discriminent, t’intimident et t’arrêtent.
Les luttes pour les droits civiques d’il y a deux générations sont devenues des luttes contre la police : aujourd’hui, un homme noir peut devenir président, mais il a beaucoup plus de chances d’être assassiné par un représentant de la loi. Les luttes des travailleur·euse·s d’il y a une génération sont devenues des luttes contre la police : au lieu d’un emploi stable, une population rendue sacrifiable par la mondialisation et l’automatisation ne peut être intégrée dans le fonctionnement de l’économie que sous la menace d’une arme. Ce que les patrons étaient autrefois pour les travailleur·euse·s, la police l’est aujourd’hui pour les personnes précaires et les chômeur·euse·s.
Au vu de tout cela, il n’est pas surprenant que la violence policière ait été le catalyseur de la plupart des grands mouvements, soulèvements et révolutions de ces dernières années :
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Les émeutes qui ont secoué la Grèce en décembre 2008, marquant ainsi le début d’une ère de résistance mondiale contre l’austérité, ont été déclenchées par le meurtre policier d’Alexandros Grigoropoulos, âgé de 15 ans.
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À Oakland, les émeutes en réponse à l’assassinat d’Oscar Grant par la police au début de l’année 2009 ont préparé le terrain pour que la Bay Area – région de San Francisco – accueille le point culminant du mouvement Occupy ainsi que plusieurs autres mouvements de contestation.
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La journée de protestation qui a déclenché la révolution égyptienne de 2011 a été initialement programmée pour le 25 janvier, journée nationale de la police en Égypte, par la page Facebook « We Are All Khaled Said », commémorant ainsi la mémoire d’un autre jeune homme tué par la police.
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Occupy Wall Street peinait à gagner en popularité avant que les images des attaques policières ne circulent sur Internet fin septembre 2011.
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L’expulsion par la police d’Occupy Oakland, au cours de laquelle des officiers ont fracturé le crâne de Scott Olsen, vétéran de la guerre en Irak, a porté le mouvement Occupy à son apogée, provoquant notamment le blocus du port d’Oakland.
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En 2013, les manifestations contre la hausse des prix au Brésil et la résistance de Gezi en Turquie se sont toutes deux transformées en un soulèvement massif à la suite d’une répression policière maladroite.
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La même chose s’est produite en Europe de l’Est, déclenchant la révolution ukrainienne fin 2013 et provoquant le soulèvement bosniaque de février 2014.
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D’autres villes des États-Unis ont connu une série de rébellions de plus en plus intenses contre les meurtres commis par la police, série qui a atteint son point culminant lors de la révolte à Ferguson suite du meurtre de Michael Brown.
Même si la police est régulièrement appelée pour réprimer tout mouvement dès que ce dernier représente une menace pour la répartition du pouvoir actuel (et cela reste plus vrai que jamais), c’est plutôt la répression elle-même qui a produit les foyers de révolte.
La police ne peut pas gouverner par la seule force brutale. Elle ne peut pas être partout à la fois – et elle est issue du même corps social que celui qu’elle réprime, de sorte que ses conflits avec ce dernier ne peuvent être uniquement résolus par des moyens purement militaires. Plus encore que la force, les forces de l’ordre ont besoin d’une légitimité publique et d’entretenir l’image d’une apparente invincibilité. Partout où il leur est difficile de compter sur l’un de ces éléments, elles prennent soin d’exagérer l’autre. Lorsqu’elles perdent les deux, comme elles l’ont fait dans tous les mouvements décrits précédemment, une fenêtre de possibilités s’ouvre – une place Tahrir ou Taksim, un campement d’Occupy ou une occupation de bâtiment, ou encore le QT occupé à Ferguson en août dernier –, fenêtre dans laquelle il devient possible d’imaginer un monde sans les frontières et les déséquilibres de pouvoir que les forces de l’ordre imposent. Cette fenêtre reste ouverte jusqu’à ce que la police soit en état de rétablir sa façade d’invulnérabilité et que le type de force qu’il faut employer pour l’affronter soit délégitimer, à la manière de Chris Hedges, ou alors, que le maintien de l’ordre lui-même soit de nouveau considéré comme légitime.
Cette nouvelle légitimation peut prendre de nombreuses formes. À Occupy, elle a pris celle du discours selon lequel la police faisait partie des 99% (ce qui aurait tout aussi bien pu être dit du Ku Klux Klan). En Égypte, la population a renversé plusieurs gouvernements à la suite pour voir la police et l’armée reprendre sans cesse la même fonction, cette dernière étant à chaque fois relégitimée par le changement de régime ; il s’est avéré que le problème était l’infrastructure du maintien de l’ordre elle-même, et non une administration particulière. Lors de la révolution ukrainienne, lorsque la police a été vaincue avec succès, les mêmes forces d’autodéfense qui venaient de la mettre en déroute ont repris son rôle, en l’exerçant de manière identique. Les appels à l’« autosurveillance communautaire » peuvent sembler inoffensifs, mais nous devrions nous rappeler des groupes d’autodéfense composés d’individus blancs qui ont parcouru la Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina. La police, sous pratiquement toutes les formes que l’on peut imaginer, ne peut que perpétuer le racisme et l’inégalité. Il serait préférable de parler de la façon d’éliminer les facteurs qui sont à l’origine de notre prétendue nécessité d’avoir recours à cette institution.
Dans le cadre des protestations contre le meurtre de Michael Brown, la relégitimation de la police a pris la forme de demandes de responsabilisation de la police, de commissions de plainte en matière de droits civiques, de port de caméras par la police – comme si une surveillance accrue pouvait être une bonne chose pour celles et ceux qui sont au départ trop pauvres pour survivre dans le cadre imposé par la loi. Il est naïf de présenter des demandes aux autorités qui considèrent la police comme essentielle et qui nous considèrent comme sacrifiables. Cela ne peut que renforcer leur légitimité et notre passivité, en favorisant une classe d’intermédiaires qui accumulent un pouvoir personnel en échange du désamorçage de l’opposition. Nous devrions être reconnaissant·e·s envers les manifestant·e·s de Ferguson qui ont refusé d’être passif·ive·s hier soir, rejetant la représentation et le faux dialogue à leurs risques et périls, refusant d’atténuer leur rage.
Car la seule façon de sortir de ce gâchis est de développer la capacité à exercer le pouvoir selon nos propres termes, horizontalement et de manière autonome, en dépouillant la police de sa légitimité et en brisant l’illusion qu’elle est invincible. C’est le fil conducteur de pratiquement tous les mouvements importants de ces dernières années. Si nous apprenons à le faire, nous pourrons établir notre propre vision, décourager les autorités de prendre la vie de jeunes hommes comme Michael Brown et ouvrir un espace dans lequel elles ne pourront pas imposer et faire respecter les inégalités structurelles d’une société raciste. En attendant, nous pouvons être sûr·e·s et certain·e·s que la police continuera à tuer – et qu’aucun·e procureur·e ou grand jury ne l’arrêtera.