Au cours de la décennie 2000-2010, Stop Huntingdon Animal Cruelty (SHAC) a mené une campagne internationale d’action directe contre Huntingdon Life Sciences (HLS), la plus grande société d’expérimentation animale d’Europe. En ciblant les investisseurs et les partenaires commerciaux de HLS, SHAC a amené à plusieurs reprises HLS au bord de la faillite. Il a fallu l’aide directe du gouvernement britannique et une violente contre-offensive judiciaire internationale pour maintenir l’entreprise à flot. Plus récemment, il a été question d’appliquer la méthode de SHAC dans d’autres contextes, comme la défense de l’environnement et le mouvement anti-guerre.
Mais qu’est-ce que la méthode SHAC, précisément ? Quelles sont ses forces et ses limites ? S’agit-il, en fait, d’une méthode efficace ? Et si oui, pour quoi faire ?
« Nous étions conscients de l’existence des militants, mais je ne pense pas que nous comprenions exactement jusqu’où ils iraient. »
–Warren Stevens, à propos de l’abandon d’un prêt de 33 millions de dollars à Huntingdon Life Sciences (bien qu’il eût juré qu’il ne le ferait jamais), après des émeutes dans ses bureaux de Little Rock et des actes de vandalisme sur sa propriété.
« Le nombre de militants n’est pas énorme, mais leur impact a été incroyable… Il faut comprendre qu’il s’agit d’une menace pour toutes les industries. Ces tactiques pourraient être étendues à tous les autres secteurs de l’économie. »
–Brian Cass, directeur général de HLS
« Alors que tous les groupes de protection des animaux et la plupart des groupes de défense des droits des animaux insistent pour travailler dans le respect du cadre légal, les défenseur·es de la libération animale affirment que l’État est irrévocablement corrompu et que les approches juridiques seules ne permettront jamais d’obtenir justice pour les animaux. »
–Service de presse d’ALF
La diversité du mouvement des droits des animaux
Vu de l’extérieur, le milieu des droits des animaux peut être déroutant, même pour d’autres radicaux. D’une part, l’accent mis sur cette seule question peut contribuer à un état d’esprit insulaire, voire de myopie pure et simple. D’autre part, il existe d’innombrables militant·es de la libération animale qui considèrent leurs efforts comme faisant partie d’une lutte plus large contre toutes les formes d’oppression.
Celles et ceux qui ne connaissent pas les rouages du milieu confondent souvent les positions de factions opposées. Au risque de simplifier à l’extrême, il est possible d’identifier trois écoles de pensée distinctes :
Bien-être animal : l’idée que les animaux doivent être traités avec compassion, surtout lorsqu’ils sont utilisés pour le bien de l’homme, comme la production de nourriture. Par exemple, certains défenseur·es du bien-être animal font pression sur le gouvernement pour obtenir des lois imposant un abattage plus humain.
Exemple : la Humane Society of the United States (HSUS).
Droits des animaux : l’idée selon laquelle les animaux ont leurs propres intérêts et méritent une législation pour les protéger. Les personnes qui croient aux droits des animaux ont souvent un régime végétalien et s’opposent à l’utilisation des animaux pour le divertissement, l’expérimentation, l’alimentation ou l’habillement. Bien qu’iels puissent participer à des manifestations ou à des actions de désobéissance civile, iels croient aussi généralement qu’il faut travailler au sein du système, par le biais du lobbying, du marketing, de la sensibilisation, et des médias d’entreprise.
Exemple : People for the Ethical Treatment of Animals (PETA).
Libération des animaux : l’idée que les animaux ne devraient pas être domestiqués ou tenus en captivité. Étant donné que cela n’est pas possible dans la logique du système social et économique actuel, les défenseur·es de la libération des animaux tendent souvent vers l’anarchisme et peuvent enfreindre la loi afin de sauver des animaux ou de préserver leur habitat.
Exemple : le Front de libération des animaux (Animal Liberation Front, ALF).1
De nombreux groupes axés sur le bien-être et les droits des animaux ont déjà critiqué celles et ceux qui s’engagent dans des actions directes, en faisant valoir que de telles actions nuisent à l’image des défenseur·es des animaux et leur aliènent de potentiel·les sympathisant·es. Il est également possible d’interpréter cette critique comme étant motivée par l’incitation économique à construire une base de membres riches et la peur de s’attirer la répression du gouvernement. En plus de dénoncer l’action directe, en interdisant à leurs employé·es d’interagir avec celles et ceux qui l’approuvent ou en se retirant de conférences incluant des intervenant·es plus militant·es, des organisations comme la Humane Society of the United States (HSUS) sont allées jusqu’à féliciter le FBI pour sa répression contre les actions de libération des animaux. En 2008, la HSUS a ouvertement offert une récompense de 2500 dollars à toute personne fournissant des informations menant à la condamnation de personnes impliquées dans un incendie criminel que le FBI soupçonnait d’être l’œuvre de défenseur·es des droits des animaux.
L’histoire de SHAC : les débuts en Grande-Bretagne
La campagne SHAC voit le jour en Grande-Bretagne, après avoir réussi à faire fermer successivement plusieurs élevages d’animaux de laboratoire en usant de diverses tactiques, allant de la tenue de piquets aux raids de l’ALF en passant par des affrontements avec la police. Des séquences vidéo tournées secrètement à l’intérieur de HLS en 1997 avaient été diffusées à la télévision britannique, montrant des employés secouant, frappant et criant sur des beagles dans un de ses laboratoires. PETA avait cessé d’organiser des protestations contre HLS après avoir été menacé de poursuites judiciaires. SHAC se forme alors pour reprendre la campagne en novembre 1999.
Huntingdon Life Sciences est une cible plus redoutable qu’un simple élevage d’animaux. La campagne SHAC marque une intensification du militantisme pour les droits des animaux en Grande-Bretagne. L’idée est de se concentrer spécifiquement sur les finances de l’entreprise, en utilisant les tactiques qui avaient permis que de petites entreprises mettent la clé sous la porte, mais cette fois-ci afin de fermer une multinationale. Les militant·es entreprennent d’isoler HLS en harcelant toute personne liée à une entreprise travaillant avec eux. Le rôle de SHAC en tant qu’organisation est simplement de diffuser des informations sur les cibles potentielles et de rendre compte des actions au fur et à mesure qu’elles se produisent.
En janvier 2000, des militant·es britanniques rendent publique une liste des principaux actionnaires de HLS, y compris ceux qui détiennent des actions par l’intermédiaire de tiers pour des raisons d’anonymat, comme le Parti travailliste britannique. Après deux semaines de manifestations intenses, de nombreux actionnaires vendent leurs parts. 32 millions d’actions sont placées à la Bourse de Londres pour un penny chacune et la valeur de HLS s’effondra. Dans le chaos qui suit, la Royal Bank of Scotland annule un prêt de 11,6 millions de livres sterling contre le paiement d’une seule livre afin de marquer ses distances avec la société. Le gouvernement britannique s’arrange alors pour que la Banque d’Angleterre, propriété de l’État, lui ouvre un compte, aucune autre banque ne voulant avoir affaire à elle. Le prix de l’action de la société, qui valait environ 300 £ dans les années 1990, tombe à 1,75 £ en janvier 2001, pour se stabiliser à 0,03 £ à la mi-2001.
Le 21 décembre 2000, HLS est retirée de la Bourse de New York. Trois mois plus tard, elle perd sa place sur la plate-forme principale de la Bourse de Londres. HLS n’est sauvée de la faillite que lorsque son principal actionnaire restant, la banque d’investissement américaine Stephens, lui accorde un prêt de 15 millions de dollars. Ce chapitre de l’histoire se termine par le déménagement du centre financier de HLS aux États-Unis pour profiter des lois américaines permettant un plus grand anonymat aux actionnaires.
Aux États-Unis
Pendant ce temps, aux États-Unis, les campagnes anti-fourrure qui avaient caractérisé une grande partie du militantisme pour les droits des animaux dans les années 1990 atteignent leur limite. Les tactiques de désobéissance civile développées dans le cadre de ces campagnes se révèlent de moins en moins efficaces, et de nombreux militants cherchent de nouvelles cibles et de nouvelles stratégies. Une faction du mouvement de défense des animaux, que l’on retrouve dans des groupes comme Vegan Outreach et DC Compassion Over Killing2 , s’oriente vers la promotion du véganisme. Les militant·es plus engagé·es cherchent d’autres points de départ. Certain·es, comme Kevin Kjonaas, qui deviendra par la suite président de SHAC USA, sont allés en Grande-Bretagne et ont assisté à l’apogée de la campagne britannique de SHAC, tout comme les militant·es altermondialistes qui ont visité la Grande-Bretagne dans les années 1990 et rapporté des récits exaltants de la campagne Reclaim the Streets.
La campagne SHAC américaine est née de conversations entre des défenseurs des droits des animaux dans différentes parties du pays. Alors que la campagne de sensibilisation végane cherche à faire appel au plus petit dénominateur commun afin de conquérir des consommateur·ices, la campagne SHAC attire des militant·es qui veulent individuellement être les plus efficaces possible. Certain·es estiment en effet qu’il est peu probable que l’ensemble du segment de marché des produits d’origine animale se convertisse au véganisme, notamment parce que les gens ont tendance à être sur la défensive pour ce qui concerne leur mode de vie. Mais pratiquement tout le monde est d’accord pour dire que frapper des chiots est inexcusable.
SHAC USA démarre en janvier 2001, au moment où Stephens Inc. sauve HLS de la faillite. Stephens étant basée à Little Rock, en Arkansas, un certain nombre de militant·es déménagent làbas pour s’organiser. En avril, 14 beagles sont libérés du nouveau laboratoire de HLS dans le New Jersey. À la fin du mois d’octobre, des centaines de personnes se rassemblent à Little Rock pour un week-end de manifestations au domicile de Warren Stephens et dans les bureaux de Stephens Inc. Au printemps suivant, Stephens abandonne HLS, rompant un contrat de cinq ans au bout de la première année.
Ayant atteint une ampleur et une efficacité inégalées, la campagne SHAC décolle rapidement aux États-Unis. Grâce en partie à un financement important,3 la propagande est colorée et enthousiasmante, tout comme les vidéos promotionnelles qui juxtaposent des séquences déchirantes de cruauté envers les animaux et des images de manifestations inspirantes sur une bande-son techno. La campagne offre aux participants un large éventail d’options, telles que la désobéissance civile, la perturbation d’activités en faisant irruption dans des bureaux, la destruction de biens, les appels téléphoniques, les farces, la tenue de stands, et des manifestations à domicile. Contrairement à l’époque des sommets altermondialistes, les cibles sont disponibles partout dans le pays, limitées seulement par les capacités d’imagination et de recherche des militant·es. Les objectifs intermédiaires consistant à forcer certains investisseurs et partenaires commerciaux à se désolidariser de HLS sont souvent facilement atteints, apportant une gratification immédiate pour les participant·es.
Alors qu’une personne pourrait se sentir insignifiante dans une marche anti-guerre de milliers de personnes, si elle fait partie d’une manifestation d’une douzaine de personnes devant un domicile qui provoque le retrait d’un investisseur, elle peut avoir le sentiment d’avoir personnellement accompli quelque chose de concret. La campagne SHAC offre le genre de conflit de faible intensité continu grâce auquel les gens peuvent se radicaliser et développer un sentiment de pouvoir collectif. Courir au sein d’un black bloc avec des ami·es, échapper à la police après des manifestations, écouter ensemble des discours inspirants, traverser les bureaux en criant dans des porte-voix, lire les rapports d’autres militant·es en ligne, le sentiment d’être du côté des vainqueurs d’une lutte de libération efficace : tout cela contribue à l’élan apparemment inarrêtable de la campagne SHAC.
L’action
« Carr Securities a commencé à mettre en vente les actions de Huntingdon Life Sciences. Le lendemain, le Manhasset Bay Yacht Club - auquel certains cadres de Carr appartiendraient - a été vandalisé par des militant·es des droits des animaux. Les extrémistes revendiquèrent l’action sur le site web de SHAC, et trois jours après l’incident, Carr mit fin à sa relation d’affaires avec HLS. »
–John Lewis, sous-directeur adjoint du FBI chargé de la surveillance du soi-disant « écoterrorisme ».
L’action directe contre ceux qui faisaient des affaires avec HLS a pris de nombreuses formes, allant parfois jusqu’à l’incendie criminel voire aux violences physiques. En février 2001, le directeur général de HLS, Brian Cass, est hospitalisé après avoir été attaqué à coups de manche de hache à son domicile. En juillet de la même année, les Pirates for Animal Liberation coulent le yacht d’un cadre de la Bank of New York, et la banque rompt rapidement ses liens avec le laboratoire. Un an plus tard, des fumigènes sont allumés dans les bureaux de Marsh Corp. à Seattle, provoquant l’évacuation de l’immeuble et la prise de distance de l’assureur vis-à-vis de HLS. À l’automne 2003, des engins incendiaires sont déposés dans les locaux des sociétés Chiron et Shaklee pour leur contrat avec HLS. En 2005, la société de courtage Canaccord Capital, basée à Vancouver, annonce qu’elle abandonne un client, Phytopharm PLC, en réponse à l’attaque à la bombe incendiaire par l’ALF d’une voiture appartenant à un dirigeant de Canaccord. Phytopharm avait fait affaire avec HLS. Tout cela se déroule sur fond d’actions constantes à plus petite échelle.
En décembre 2006, HLS est empêchée d’être cotée à la Bourse de New York, un événement sans précédent qui la pousse à acheter une pleine page de publicité dans le New York Times représentant la caricature d’un militant masqué, apparemment vêtu de cuir, déclarant « Je contrôle Wall Street ».4 En 2007, huit entreprises abandonnent HLS, y compris ses deux plus gros investisseurs, AXA et Wachovia, à la suite de manifestations et de visites de l’ALF aux domiciles des dirigeant·es. En 2008, des engins incendiaires sont déposés sous des camions Staples et leurs magasins sont également vandalisés. Au total, au cours de la campagne, environ 250 entreprises laissent tomber, dont Citibank (la plus grande institution financière du monde), HSBC (la plus grande banque du monde), Marsh (le plus grand courtier en assurances) et Bank of America.
Maintenir l’élan
Il est intéressant de comparer l’évolution de la campagne SHAC à celle du mouvement altermondialiste. Tous deux ont pris leur essor en Grande-Bretagne avant de se propager aux ÉtatsUnis. La campagne SHAC a été fondée en Angleterre le même mois que les manifestations historiques de l’OMC à Seattle. Elle a démarré en Amérique du Nord à la fin de la vague altermondialiste, et n’a pas perdu sa vigueur après l’effondrement de l’aile américaine de ce mouvement à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001.
Comment la campagne SHAC a-t-elle pu maintenir son élan alors que pratiquement toutes les autres campagnes basées sur l’action directe ont échoué ou ont été récupérées par les libéraux ? Pouvonsnous tirer de son exemple des leçons sur la façon de surmonter les crises ?
Les militant·es de la campagne SHAC différaient des participant·es de la plupart des autres mouvements sociaux, en ce qu’iels n’avaient pas l’impression d’avoir besoin d’une couverture de presse positive et ne considéraient pas non plus une couverture négative comme une mauvaise chose. Leur objectif était de terrifier les entreprises pour qu’elles cessent de faire des affaires avec HLS, et non de gagner des converti·es au mouvement de défense des animaux. Plus iels apparaissaient dingues et effrayant·es dans les médias, plus il leur était facile d’intimider les investisseurs potentiels et les partenaires commerciaux. Les militant·es d’autres cercles craignaient que la peur du terrorisme permette au gouvernement de les isoler facilement en les dépeignant comme de dangereux·ses extrémistes. Pour SHAC, plus iels avaient l’air dangereux·ses et extrémistes, mieux c’était.
Tout cela s’est retourné contre eux à la fin, lorsque les organisateur·ices les plus influent·es ont été jugé·es et qu’il était facile pour l’accusation de les présenter comme les représentant·es d’un mouvement clandestin ouvertement terroriste. À cet égard, les plus grands atouts de la campagne SHAC (la relation entre activités publiques et clandestines, leur réputation terrifiante) se sont révélés être également ses points faibles. La leçon à tirer semble être que cette approche peut être efficace à petite échelle, tant que les organisateur·ices ne provoquent pas de confrontation avec des forces beaucoup plus puissantes qu’eux.
Outre la question de la couverture médiatique, il peut être instructif d’examiner la façon dont les organisateur·ices de SHAC ont formulé les problèmes. Ses porte-paroles n’ont jamais renoncé à insister sur la nécessité de l’action directe pour la libération des animaux, même lorsque le reste de la nation était focalisé sur Al-Qaeda. La mobilisation historique de Little Rock a eu lieu seulement un mois et demi après les attaques sur le World Trade Center et le Pentagone. Indépendamment de ce qui se passait à New York ou en Afghanistan, iels soulignaient qu’il y avait des animaux qui souffraient à ce moment précis, et qui pouvaient être épargnés si les gens prenaient quelques mesures concrètes. Si les organisateur·ices d’autres milieux avaient été capables de rester concentré·es et de maintenir ce sentiment d’urgence, l’histoire aurait pu prendre un tournant différent au début de cette décennie.
Il est également possible que, les autres formes d’organisation étant au plus bas, SHAC ait attiré plus de participant·es qu’elle ne l’aurait fait si d’autres campagnes d’action directe avaient maintenu leur dynamique. Contrairement aux actions symboliques massives du mouvement anti-guerre, SHAC était un foyer d’expérimentation, où de nouvelles tactiques étaient constamment testées. En comparaison, pour les enthousiastes de l’action directe soucieux·ses de tirer le meilleur parti de leurs efforts – ou simplement lassé·es d’être traité·es comme des numéros dans un comptage de foule – cela devait être séduisant.
Quelle qu’en soit la cause, la campagne a pu maintenir son élan jusqu’à ce que la répression fédérale commence enfin à faire sentir ses effets. Contrairement à de nombreuses campagnes, qui se sont éteintes à cause de l’usure ou de la cooptation, il a fallu toute la puissance de l’État pour freiner sa progression.
Répression
Tous ces succès ont eu un prix. Plus les entreprises rompaient leurs relations avec HLS, plus la campagne attirait l’attention des forces de l’ordre et des think tanks de droite. Les organisateur·ices de SHAC ne se sont pas facilement laissé intimider. Les participant·es à la campagne plaisantaient souvent sur tous les procès et injonctions qu’iels avaient accumulés et sur le fait que cela importait peu s’iels étaient poursuivis, car iels n’avaient de toute façon pas d’argent.
Les gouvernements américain et britannique ont intensifié la répression au fil des années, plaçant les militant·es sous surveillance, les assommant à coups de poursuites judiciaires, bloquant leurs efforts de collecte de fonds, intimidant des organisations comme PETA pour qu’elles n’interagissent pas avec elleux, adoptant de nouvelles lois contre les manifestations dans les quartiers résidentiels, et fermant leurs sites web. Cette situation a culminé aux États-Unis avec le procès des « SHAC 7 » : six organisateur·ices et l’organisation SHAC USA elle-même.
Le 26 mai 2004, Lauren Gazzola, Jake Conroy, Josh Harper, Kevin Kjonaas, Andrew Stepanian, et Darius Fullmer sont inculpés de divers chefs d’accusation fédéraux pour leurs rôles présumés dans la campagne. Des équipes d’agents du FBI armés et en tenue anti-émeute envahissent leurs maisons à l’aube, les menaçant, eux et leurs animaux domestiques, et menottant leurs parents. L’enquête qui a conduit à l’arrestation était apparemment la plus grande enquête du FBI en 2003. Les documents judiciaires confirment qu’il y a eu cinq fois plus de communications interceptées dans le cadre de l’enquête que dans la seconde enquête la plus importante de cette année.
Les prévenu·es ont tous·tes été accusé·es d’avoir violé l’Animal Enterprise Protection Act, une loi controversée destinée à punir toute personne qui perturberait une entreprise tirant un revenu de l’exploitation animale ; certain·es ont également été accusé·es de harcèlement interétatique et d’autres infractions. Les accusé·es n’ont jamais été inculpé·es pour avoir personnellement été menaçant·es : le gouvernement a fondé son argumentaire sur l’idée qu’iels devraient être tenu·es responsables de toutes les actions illégales entreprises pour promouvoir la campagne SHAC, indépendamment de leur participation effective. Iels ont été reconnu·es coupables le 2 mars 2006 et condamné·es à purger des peines de prison allant de un à six ans et à payer des sommes énormes à HLS.
Le procès des SHAC 7 avait clairement pour but de créer un précédent en ciblant les organisateur·ices publics·ques de campagnes comprenant des activités clandestines. Les répercussions se sont fait ressentir jusqu’en Angleterre. En 2005, le gouvernement britannique a en effet adopté la Serious Organized Crime and Police Act (loi sur la lutte contre la grande criminalité organisée) visant spécifiquement à protéger les organisations qui utilisent des animaux dans des procédures scientifiques. Le 1ermai 2007, lors d’une série de raids impliquant 700 policiers en Angleterre, en Hollande et en Belgique, 32 personnes liées à SHAC ont été arrêtées, dont Heather Nicholson et Greg et Natasha Avery, qui comptent parmi ses fondateur·ices en Grande-Bretagne. En janvier 2009, sept d’entre elles ont été condamnées à des peines de prison allant de quatre à onze ans.
L’avenir de la campagne SHAC
Malgré tous ces revers, la campagne continue à ce jour, bien qu’elle doive faire face à de sérieux défis aux États-Unis. Certaines organisations régionales sont toujours actives, et des actions autonomes continuent d’avoir lieu, mais il n’y a pas d’organisation à l’échelle nationale, pas de bulletin d’information, pas de site web fiable pour publier les cibles et les rapports d’action.
Par conséquent, il y a moins de ciblage stratégique, moins de sensibilisation et de mise en réseau, et un manque d’événements nationaux. Le bon côté des choses est qu’il est devenu plus difficile pour les entreprises de savoir qui poursuivre en justice ou contre qui demander des mesures – mais ce n’est qu’un maigre avantage.
Ce ralentissement de la campagne peut être attribué à la répression gouvernementale en général et au procès des SHAC 7 en particulier. La peur des répercussions judiciaires a augmenté en même temps que les organisateur·ices clés ont été mis·es hors d’état de nuire. Avec les nouvelles lois locales interdisant les rassemblements devant des maisons, et l’Animal Enterprise Terrorism Act de 2006 (la loi sur le terrorisme contre des entreprises utilisant des animaux) rendant illégal le ciblage interétatique de partenaires commerciaux, de nombreuses tactiques qui comportaient autrefois peu de risques ne sont plus réalisables. Maintenant que les formes les plus publiques d’organisation sont davantage punies, il semble possible que la prochaine génération de militant·es de la libération animale se concentre d’autant plus sur les tactiques clandestines, ce qui n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le mouvement, car l’un des atouts majeurs de la campagne SHAC était la combinaison d’approches publiques et clandestines.
Il est en fait assez surprenant que HLS existe toujours. En 2003, les organisateur·ices de SHAC estimaient probablement qu’ils avaient déjà gagné à ce stade. Lorsque Stephens Inc. a cédé, ses prêts étaient tout ce qui permettait à HLS de fonctionner. Ce n’est que grâce à une nouvelle intervention du gouvernement britannique que HLS a pu négocier un refinancement et continuer. En fait, SHAC a gagné, mais on lui a volé sa victoire. La même situation s’est reproduite lorsque SHAC a forcé Marsh Inc. à rompre les liens, et que HLS en est arrivé à devoir fonctionner sans l’assurance prescrite par la loi. Encore une fois, le gouvernement britannique est intervenu et, situation inédite, HLS a été couvert par le ministère du Commerce et de l’Industrie. Sans cette protection du sommet du pouvoir, HLS aurait disparu depuis longtemps. Mais c’est précisément la raison d’être des gouvernements : protéger les entreprises et préserver le bon fonctionnement de l’économie capitaliste. Il était peut-être naïf de croire que les gouvernements de Grande-Bretagne et des États-Unis d’Amérique permettraient à une campagne de libération des animaux, même la plus féroce, de mettre en faillite une société influente.
On ne peut pas se battre indéfiniment comme s’il n’y avait pas de lendemain, et le retour répété de HLS d’entre les morts a du être éreintant pour les organisateur·ices impliqué·es de longue date dans SHAC qui misaient tout sur un dernier effort, encore et encore. Les participant·es ne sont pas d’accord sur l’importance du rôle joué par le surmenage, mais il serait idiot de l’exclure. La campagne s’est orientée dès le début vers le militantisme à temps plein, l’esprit étant que, comme les employé·es de HLS travaillent à temps plein, leurs adversaires doivent travailler au moins autant. Des articles de la lettre d’information, tels que le « programme d’entraînement des militant·es de la campagne SHAC » témoignent d’une approche sous pression, qui a probablement mené à un taux élevé de burn-out. En tout cas, aussi difficile qu’il puisse être de distinguer les effets de l’épuisement de ceux de la peur, de nombreux·ses militant·es ont de fait abandonné SHAC sans passer à d’autres campagnes.
La campagne SHAC est actuellement active en Europe continentale et en Amérique latine, et n’a jamais cessé en Grande-Bretagne. Il se pourrait que la campagne britannique offre une meilleure méthode pour comprendre comment gérer la répression fédérale. De ce point de vue, il semble que les militant·es britanniques s’étaient préparés, avaient des personnes prêtes à remplacer les organisateur·ices centraux·ales et étaient plus ouvert·es à l’implication de nouvelles·aux participant·es. Mais la Grande-Bretagne est plus densément peuplée qu’une grande partie des ÉtatsUnis et a une histoire plus riche en matière d’organisation de défense des droits des animaux. Il est donc injuste de mettre les deux campagnes sur un même pied.
Est-ce que SHAC réussira finalement à fermer HLS ? C’est toujours possible, bien que cela semble moins probable qu’il y a quelques années. Certain·es pensent toujours qu’il n’y a rien de plus important que de fermer HLS à tout prix, de remporter une victoire historique qui inspirera les militant·es et terrifiera les dirigeants pour les décennies à venir. D’autres pensent que, que HLS ferme ou non, SHAC a atteint son but, en démontrant les forces et les limites d’une nouvelle méthode d’organisation anticapitaliste.
Les caractéristiques de la méthode SHAC
Lorsque les gens pensent à SHAC, iels imaginent des manifestations au domicile des employé·es et des investisseur·es. Certain·es anarchistes se réfèrent seulement à ça lorsqu’iels parlent de la « méthode SHAC ». Mais les manifestations à domicile ne sont qu’un détail de la formule qui a permis à SHAC d’infliger de tels dégâts à HLS. Pour comprendre ce qui a rendu la campagne efficace, nous devons examiner l’ensemble de ses principales caractéristiques.
- Ciblage secondaire et tertiaire5 : La campagne SHAC a entrepris de priver HLS de sa structure de soutien. Tout comme un organisme vivant dépend de tout un écosystème de ressources et de relations pour survivre, une entreprise ne peut fonctionner sans investisseurs et partenaires commerciaux. À cet égard, plus encore que de boycott, de destruction de propriété ou de campagne publicitaire, SHAC a confronté HLS sur ce qu’il y a de plus menaçant pour une entreprise. Starbucks pouvait facilement se permettre mille fois le coût des vitres brisées par le black bloc lors des manifestations contre l’OMC à Seattle, mais si personne ne voulait remplacer ces fenêtres – ou si les fenêtres avaient été brisées chez les investisseurs, de sorte que personne n’investirait dans la société – ce serait une autre histoire. Les organisateur·ices de SHAC se sont efforcés d’apprendre les rouages de l’économie capitaliste, afin de pouvoir frapper de la manière la plus stratégique possible.
Le ciblage secondaire et tertiaire fonctionne parce que ces cibles n’ont pas d’intérêt direct à poursuivre leur engagement avec la cible primaire. Elles peuvent faire des affaires ailleurs, et elles n’ont aucune raison de ne pas le faire. C’est un aspect essentiel de la méthode SHAC. Si une entreprise est acculée, elle se battra jusqu’à la mort et, dans le conflit, rien d’autre n’aura d’importance que la force brute que chaque partie est capable d’exercer sur l’autre. Ce qui n’est généralement pas à l’avantage des militant·es, car les sociétés peuvent faire intervenir la police et le gouvernement. C’est pourquoi dans la campagne, à part l’incident du manche de hache, si peu d’efforts ont été dirigés contre HLS elle-même. Quelque part entre la cible principale et les sociétés associées qui fournissent la structure de soutien, il semble y avoir un centre névralgique où l’action est la plus efficace. Il peut sembler étrange de s’en prendre à des cibles tertiaires qui n’ont aucun lien avec la cible primaire, mais d’innombrables clients de HLS ont abandonné leurs relations après qu’un de leurs clients a été mis dans l’embarras.
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La complémentarité entre organisation publique et organisation clandestine : Plus que toute autre campagne d’action directe dans l’histoire récente, la campagne SHAC a réalisé une symbiose parfaite entre les activités publiques et l’action souterraine. La campagne s’est caractérisée par une utilisation extrêmement judicieuse de la technologie et des réseaux modernes. Ses sites web diffusaient des informations sur les cibles et ont mis à disposition un forum pour rendre compte des actions (ce qui renforçait le moral), permettant à n’importe quel·le sympathisant·e de la campagne de jouer un rôle sans attirer l’attention.
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Diversité des tactiques : Plutôt que d’opposer les partisan·es de différentes tactiques les un·es aux autres, SHAC a intégré toutes les tactiques possibles dans une seule campagne, où chaque approche était complémentaire des autres. Cela signifie que les participant·es pouvaient choisir au sein d’un éventail d’options pratiquement illimitées, ce qui a ouvert la campagne à une grande diversité de profils et a évité des conflits inutiles.
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Des cibles concrètes, des motivations concrètes : Puisqu’il y avait des animaux souffrants, dont la vie pouvait être sauvée par une action directe spécifique, les enjeux étaient concrets et cela a apporté à la campagne un caractère urgent, qui s’est traduit par une disposition de la part des participant·es à sortir de leur zone de confort. De même, à chaque étape de la campagne, il y a eu des objectifs intermédiaires qui pouvaient facilement être atteints, de sorte que la tâche monumentale consistant à ruiner une entreprise entière n’a jamais semblé impossible.
Cela contraste fortement avec la façon dont l’élan s’était éteint au début du siècle dans certains cercles d’écologistes libertaires, lorsque les objectifs et les cibles étaient devenus trop vastes et abstraits. Autant il était facile pour des personnes de s’engager à défendre des arbres et des zones naturelles spécifiques, autant lorsque certain·es participant·es ont décrété que le but était de « détruire la civilisation » et que tout le reste n’était que du réformisme, il est devenu impossible de déterminer ce qui constituait une action significative.
Les avantages de la méthode SHAC
Lorsque la méthode mise au point par SHAC est appliquée correctement, ses avantages sont évidents. Elle frappe les entreprises là où elles sont le plus vulnérables : les entreprises ne font pas ce qu’elles font en raison d’engagements éthiques ou pour obtenir une certaine image publique, mais pour la seule recherche du profit. Cette méthode se concentre donc exclusivement sur le fait de rendre les méfaits des entreprises non rentables. En termes de construction et de maintien d’une campagne d’action directe sur le long terme, cette méthode offre une direction et une motivation aux participant·es, en fournissant un cadre pour des actions concrètes plutôt que symboliques. Cette méthode permet d’éviter les conflits tactiques et offre la possibilité de travailler ensemble à des militant·es de différents degrés d’aisance et de capacité. En établissant une large gamme de cibles, elle leur donne la possibilité de choisir le moment, le lieu et la nature de leurs actions, plutôt que de réagir constamment à leurs adversaires. Par-dessus tout, cette méthode est efficace : SHAC USA n’a jamais compté plus de quelques centaines de participant·es actif·ves à un moment donné.
Contrairement à la plupart des stratégies d’organisation actuelles, la méthode SHAC est une approche offensive. Elle offre un moyen d’attaquer et de vaincre les projets capitalistes établis, de prendre l’initiative plutôt que de simplement réagir à l’avancée du pouvoir des entreprises. SHAC n’a pas cherché à bloquer la construction d’un nouveau centre d’expérimentation animale ou l’adoption d’une nouvelle législation, mais à vaincre et à détruire une société d’expérimentation animale qui existait depuis des décennies.
La méthode SHAC exige et favorise une culture qui non seulement célèbre l’action directe, mais s’y engage constamment, encourageant les participant·es à repousser leurs propres limites. Cela contraste fortement avec certains cercles dits insurrectionnels, dans lesquels les anarchistes parlent beaucoup d’émeutes et de résistance sans s’engager dans des confrontations quotidiennes avec les pouvoirs en place. Les militant·es altermondialistes de Chicago ont parfois demandé aux organisateur·ices de SHAC de s’occuper de scander les slogans lors de leurs manifestations, car ces dernier·es avaient la réputation d’être bruyant·es et énergiques : celles et ceux qui se sont fait la main dans la campagne SHAC, s’iels n’ont pas abandonné l’action directe, sont formé·es pour être efficaces dans des contextes très divers.
Une force plus subtile de l’approche SHAC est qu’elle s’appuie sur les tensions de classe, qui sont généralement invisibilisées aux États-Unis. Les militant·es issu·es de la classe moyenne inférieure et de la classe ouvrière peuvent trouver gratifiant d’affronter des dirigeants fortunés sur leur propre terrain. Cela permet également aux militant·es d’une cause unique de découvrir les interconnexions de la classe dirigeante. En visitant les maisons des hauts cadres, on découvre que toutes les sociétés pharmaceutiques et d’investissement sont entrelacées : chacun·e possède des actions de l’autre, siège aux conseils d’administration de l’autre et tous·tes vivent dans des maisons de banlieue identiques dans des quartiers résidentiels sécurisés et tentaculaires.
Enfin, la méthode SHAC profitait des occasions offertes par des événements de plus grande envergure. Les manifestations à domicile étaient souvent organisées de façon à avoir lieu après une conférence militante. L’omniprésence de cibles potentielles signifiait qu’il y en avait toujours une à portée de main. Pendant plusieurs années consécutives, les manifestations de SHAC ont eu lieu pendant la National Conference on Organized Resistance à Washington DC et après des manifestations antibiotechnologie à Philadelphie et à Chicago. Bien que celles-ci aient parfois provoqué des conflits avec d’autres organisateur·ices, il suffit d’une vingtaine de personnes pour faire une manifestation à domicile efficace. Il était donc toujours facile d’en organiser une.
La campagne SHAC elle-même a eu tendance à créer et à propager une sous-culture qui lui est propre, avec ses propres références et rituels internes. Lors des conférences et des grandes mobilisations, les militant·es comparaient leurs notes sur les investisseurs, les campagnes locales et les problèmes juridiques. Des concerts de soutien aidaient à financer l’organisation et à introduire du sang neuf dans la campagne. Il serait difficile d’imaginer la campagne SHAC aux États-Unis sans la scène hardcore des deux dernières décennies, qui a toujours servi de tissu social au mouvement militant pour les droits des animaux. Il y a certainement des inconvénients à identifier une campagne à une sous-culture de jeunes, mais il est préférable de tirer les participant·es et la dynamique d’au moins une communauté que de n’en avoir aucune.
Accusations fallacieuses
Certains anarchistes ont injustement accusé SHAC de réformisme. Cette accusation est absurde : son objectif n’est pas de changer la façon dont HLS se conduit, mais de la faire disparaître. Il serait plus précis de décrire SHAC comme une campagne abolitionniste : vu qu’il n’est pas possible de mettre fin à l’exploitation animale d’un seul coup, elle cherche à accomplir la démarche la plus ambitieuse réalisable. De la même manière, certain·es critiques désœuvré·es tournent en dérision les efforts de libération des animaux sous prétexte qu’il s’agit « d’activisme », sous-entendant que ce serait une mauvaise chose en soi. Celles et ceux qui adoptent cette position devraient carrément reconnaître qu’iels sont insensibles à l’oppression des autres êtres vivants et qu’iels ne voient pas l’intérêt de tenter d’y mettre fin – c’est-à-dire qu’iels ne sont guère anarchistes.
Inconvénients et limites
Au-delà des critiques fallacieuses, la méthode SHAC présente des limites réelles qui méritent d’être examinées.
Tout d’abord, il existe certaines conditions préalables sans lesquelles elle échouera. Par exemple, elle ne peut fonctionner que dans un contexte où l’on recourt régulièrement à l’action directe. Toute réflexion stratégique est inutile si personne n’est prêt·e à agir. Dans le milieu militant des droits des animaux, les questions en jeu sont ressenties comme suffisamment concrètes et poignantes pour que les participant·es soient motivé·es à prendre régulièrement des risques. Sans cette motivation, la campagne SHAC n’aurait pas vu le jour. De la même manière, la méthode SHAC est impuissante face à une cible qui ne dépend pas de cibles secondaires et tertiaires, ou qui en a un nombre infini parmi lesquelles choisir. Avant tout, les cibles secondaires et tertiaires doivent pouvoir faire leurs affaires ailleurs. La méthode SHAC compte sur le reste du marché capitaliste pour offrir de meilleures options. En ce sens, bien qu’elle ne soit pas réformiste, elle ne fournit pas non plus de stratégie pour s’attaquer au capitalisme lui-même.
Deuxièmement, aussi efficace qu’il puisse être en termes purement économiques, le ciblage secondaire et tertiaire situe le lieu de la confrontation loin de la cause pour laquelle les participant·es se battent. De manière générale, plus l’objet d’une campagne semble abstrait, plus c’est difficile pour le moral. Une grande partie de la vitalité des luttes d’éco-défense dans les années 80 et 90 provenait du lien immédiat et viscéral que les défenseur·es de la forêt ressentaient avec la parcelle qu’iels occupaient. Lorsque le militantisme environnemental a commencé à se déplacer vers un terrain plus urbain il y a dix ans, il a perdu une partie de son élan. Ce qui est peutêtre spécifique à la campagne SHAC, c’est que les participant·es ont réussi à conserver leur indignation et leur audace malgré la distance de l’objet de leur préoccupation. On ne saurait se risquer à penser que ce sera toujours le cas dans d’autres contextes.
En dehors de ces défis, la méthode SHAC pourrait être inefficace précisément en raison de son efficacité. Est-il réaliste de vouloir faire taire de puissantes entreprises ? Ou le gouvernement interviendra-t-il toujours ? Il se peut qu’en constituant une menace pour les entreprises sur le plan économique, c’est-à-dire celui qu’elles prennent le plus au sérieux, la méthode SHAC se lance dans un combat qu’elle ne peut pas gagner. Une fois que le gouvernement est impliqué dans un conflit, il faut plus qu’un réseau resserré de militant·es pour gagner. Il faut tout un mouvement social à grande échelle, et l’approche SHAC ne peut à elle seule donner naissance à un tel mouvement. À cet égard, la plus grande force de cette méthode est aussi son plus grand point faible.
Le temps nous dira si HLS était une cible trop ambitieuse : il se pourrait encore aujourd’hui que l’entreprise mette la clé sous la porte. Mais même ainsi, il serait probablement sage pour les prochain·es qui expérimenteront cette méthode de privilégier des objectifs plus modestes, puisque la campagne SHAC elle-même n’a pas encore réussi. Peut-être y a-t-il un juste milieu à trouver entre la fermeture d’une boutique indépendante de fourrure et la tentative de fermeture du plus grand laboratoire d’expérimentation animale d’Europe.
Cela ne veut pas dire que la méthode SHAC est inutile si elle n’aboutit pas à la fermeture de la cible. Parfois, il vaut la peine de mener une bataille perdue afin de décourager l’adversaire d’entamer une autre bataille ; d’autres fois, même en perdant, on peut acquérir une expérience et des allié·es précieux. Paradoxalement, la méthode pourrait s’avérer plus efficace pour faire naître de nouveaux partisans de l’anarchisme et de l’action directe que pour son objectif déclaré. Précisément parce qu’en court-circuitant l’étape du recrutement pour se concentrer sur d’autres objectifs, elle attire des participant·es sérieux·ses et engagé·es.
Mais si l’objectif est d’amener plus de personnes à s’engager dans l’action directe plutôt que de simplement faire fermer une seule entreprise, la méthode présente également d’importants bémols. Comme les niveaux de stress élevés et la probabilité de burn-out. À cet égard, il n’est pas nécessairement avantageux que la méthode enseigne aux militant·es les mêmes concepts que les économistes capitalistes – efficacité, financement, chaîne de commandement – plutôt que de donner la priorité aux compétences sociales nécessaires pour construire des communautés de résistance à long terme.
De même, en se concentrant sur les cibles secondaires et tertiaires, SHAC promeut une attitude agressive qui se révèle un inconvénient dans d’autres situations. Quels sont, pour les organisateur·ices, les effets psychologiques lorsqu’iels ont passé cinq ans ou plus à crier dans un porte-voix sur des employé·es à leur domicile ? Quel genre de personnes est attirée par une campagne qui consiste principalement à faire honte à d’autres gens ? On ne peut passer sous silence le fait que certains anarchistes ont rapporté des interactions houleuses avec les organisateur·ices de SHAC.
Si on la considère dans une perspective anarchiste, dans quelle mesure l’approche SHAC tend-elle à consolider ou à ébranler les hiérarchies ? L’organisation rigoureuse nécessaire à l’action directe clandestine peut promouvoir un esprit de clan qui s’intensifie au fur et à mesure que la répression augmente, empêchant ainsi une campagne d’attirer de nouveaux·lles participant·es au moment où elle en a le plus besoin. Les hiérarchies informelles affectent toutes les formes d’organisation. Dans le cas de la campagne SHAC, celles et ceux qui font le travail de recherche ont souvent une influence disproportionnée sur l’orientation de la campagne et finissent par prendre des décisions qui ont des effets importants.
On pourrait avancer que la campagne SHAC, axée sur une seule question et sur un seul objectif, relègue au second plan l’importance de traiter les autres formes de hiérarchie en faveur de celle qui concerne l’oppression des animaux. Ce n’est un secret pour personne que certains groupes organisateurs de la campagne ont été secoués par des conflits liés aux questions de genre6 et que certains participants n’ont pas toujours eu de comptes à rendre sur leur comportement. Dans une campagne qui met l’accent sur la victoire avant tout, cela ne semble pas surprenant. Si le plus important est de gagner, il est facile de remettre à plus tard la résolution des conflits internes, surtout avec le stress supplémentaire de la répression fédérale. Inévitablement, les personnes qui ont eu de mauvaises expériences abandonnent la campagne, emportant avec elles les critiques que les autres auraient besoin d’entendre.
Ces priorités discutables se sont également manifestées dans certaines tactiques de mauvais goût. Dans un cas, une cible qui luttait pour sortir de l’alcoolisme a reçu une canette de bière avec une note malveillante. Dans un autre cas, les sous-vêtements d’une femme ont été volés et auraient été mis en vente. Utiliser les déséquilibres de pouvoir de la société patriarcale pour cibler les complices de l’oppression des animaux n’est pas un moyen exemplaire de lutter contre toutes les formes de domination.
Le ciblage secondaire et tertiaire soulève d’autres questions éthiques. Est-il acceptable de prendre le risque d’effrayer ou de blesser des secrétaires, des enfants et d’autres parties non impliquées ? Qu’est-ce qui distingue les anarchistes des gouvernements et autres terroristes, si ce n’est le refus de tolérer les dommages collatéraux ?
En substance, la méthode SHAC peut servir dans une campagne où il n’y a pas d’autre solution que la contrainte pour que l’oppresseur rende des comptes. Cela n’entre pas en conflit avec les valeurs anarchistes : lorsqu’un oppresseur refuse d’assumer les conséquences de ses actes, il est nécessaire de le contraindre à cesser, et cela s’étend à celles et ceux qui l’aident et le soutiennent. Mais cibler des personnes qui ne sont pas elles-mêmes impliquées dans l’oppression brouille les pistes. Lorsqu’un·e organisateur·ice rend publique une cible, on ne peut pas savoir quelles actions seront menées par les autres. Peut-être la fin de l’exploitation animale vaut-elle ces risques et ces coûts, mais les anarchistes devraient se méfier de telles justifications.
Autres applications de la méthode SHAC
On a beaucoup parlé de l’application de cette méthode dans d’autres contextes, mais peu d’efforts de ce type ont produit quelque chose de comparable à la campagne SHAC. Cela mérite réflexion. Il convient de prendre avec des pincettes l’effet de mode autour de la pertinence de cette méthode, car il est dû directement à l’entreprise HLS. HLS ne cherche évidemment pas à promouvoir de nouvelles méthodes efficaces d’action directe, elle essaie de créer une frayeur suffisante pour que d’autres membres de la classe dirigeante lui viennent en aide : il s’ensuit que même s’ils prétendent que les tactiques de SHAC peuvent être utilisées efficacement contre n’importe quelle cible, ce n’est pas nécessairement le cas. Il en va de même pour les analyses sensationnalistes d’organisations telles que Stratfor, dont l’objectif premier semble être de terroriser le public pour qu’il ressente le besoin de leurs « renseignements ».
Il se peut que, parce que la campagne SHAC a maintenu son élan alors que d’autres formes d’organisation perdaient en intensité, elle a exercé une influence disproportionnée sur l’imaginaire des anarchistes actuels, à tel point que beaucoup d’entre elles et eux ont maintenant tendance à imiter cette méthode dans leur organisation, même lorsqu’elle n’est pas stratégiquement pertinente. Les échecs peuvent être plus instructifs que les succès. Malheureusement, comme ils sont plus facilement oubliés, ils sont souvent répétés à l’infini. C’est pourquoi toute réflexion autour de la méthode SHAC devrait commencer par l’exemple de Root Force.
Root Force a surgi des cercles d’Earth First! en 2006 avec l’intention de promouvoir une campagne de type SHAC ciblant l’infrastructure du capitalisme mondial (un objectif bien plus ambitieux que la fermeture de HLS). Les organisateur·ices ont fait des recherches sur les entreprises impliquées dans des projets d’infrastructure essentiels tels que les autoroutes transcontinentales et les centrales électriques. Un site web a été créé pour publier ces informations et tenir le grand public au courant de chaque action. Il y a eu des tournées de présentation à travers les États-Unis pour faire passer le message. Il semblait que tout était en place, et pourtant rien ne s’est passé.
Au début de l’année 2008, Root Force a publié une déclaration intitulée « Révision de la stratégie » dans laquelle elle reconnaissait que ses efforts n’avaient pas abouti à une campagne d’action directe efficace et décrivait les difficultés rencontrées dans sa tentative d’inspirer une action contre des projets d’infrastructure situés si loin qu’ils semblent totalement abstraits.
Les organisateur·ices de Root Force se sont mépris·es sur la manière dont les campagnes d’action directe décollent. L’action et l’inaction sont toutes deux contagieuses. Si certaines personnes s’investissent suffisamment dans une cause pour risquer leur liberté, cela peut encourager d’autres à faire de même. Mais comme personne ne souhaite s’aventurer tout seul, une bonne stratégie ne suffit pas pour pousser à l’action. Correctement médiatisée, une seule action directe importante dans le cadre de la campagne Root Force aurait été plus efficace qu’un millier de tournées de présentation.
La campagne Root Force avait également d’autres défauts. Si l’objectif était simplement de donner aux manifestant·es quelque chose à faire, cette stratégie en valait une autre. Mais s’iels espéraient bloquer la construction des autoroutes et des centrales électriques les plus essentielles à l’expansion du marché capitaliste, iels auraient dû mobiliser beaucoup plus de force que la campagne SHAC. Si les cibles qu’iels avaient choisies étaient vraiment d’une importance critique pour les pouvoirs en place, le gouvernement aurait mobilisé toutes ses ressources pour les défendre. Voir trop grand est l’erreur numéro 1 des mouvements de résistance à petite échelle : au lieu de se fixer des objectifs réalisables et de construire patiemment des succès modestes, les organisateurs s’exposent à la défaite en essayant de passer directement à l’épreuve de force finale avec le capitalisme mondial. Nous pouvons mener et gagner des batailles ambitieuses, mais pour ce faire, nous devons évaluer nos capacités de manière réaliste.
D’autres approches influencées par SHAC se sont caractérisées par l’importance accordée aux manifestations à domicile. Par exemple, au cours de ces dernières années, les manifestant·es contre le FMI et la Banque mondiale ont tenté de cibler les cadres et les entreprises qui les soutiennent. En 2006, alors que Paul Wolfowitz était président de la Banque mondiale, il y a eu une série de manifestations au domicile de sa compagne, qui a fini par déménager. Cela ne semble pas avoir eu le même impact sur le FMI que le mouvement mondial altermondialiste. Sarcasme à part, il n’y a pas grand-chose à gagner à harceler des gens comme Wolfowitz : contrairement aux cibles tertiaires de SHAC, ils resteront là où ils sont et continueront leur business.
De même, lors de la Convention nationale du Parti républicain de 2004, certain·es organisateur·ices ont demandé aux manifestant·es de se concentrer sur le harcèlement des délégué·es. Le risque de cette approche est qu’elle peut faire passer le conflit pour une querelle privée entre les militant·es et les autorités, plutôt que pour un mouvement social capable d’attirer une participation massive. Comme Wolfowitz, les délégué·es républicains ne vont pas se retirer parce que quelques manifestant·es leur crient dessus. Et même si certain·es le faisaient, iels seraient instantanément remplacé·es. Pour les manifestations contre la Convention nationale républicaine de 2008, il était, entre autres, proposé que les militant·es ciblent les entreprises qui fournissaient des services à la Convention. S’en prendre à ces entreprises aurait pu contribuer à créer une dynamique dans la période précédant la Convention, mais il est peu probable que cela aurait pu réussir à priver une organisation aussi puissante que le Parti républicain des ressources nécessaires. Il en va probablement de même des propositions visant à cibler les industries de l’armement au service du gouvernement américain. Cela peut donner aux manifestant·es quelque chose d’excitant à faire, mais personne ne doit sous-estimer ce qu’il faudrait pour qu’une société comme Boeing cesse ses relations avec l’armée américaine.
Certain·es considèrent les campagnes Rising Tide et Rainforest Action Network contre Bank of America comme apparentées à la campagne SHAC, car elles utilisent le ciblage secondaire, bien qu’elles soient directement issues de campagnes environnementales qui ont précédé SHAC. À la fin de l’année 2008, dans un contexte de turbulences économiques plus larges, Bank of America a déclaré qu’elle retirait ses financements aux entreprises exploitant des mines à déplacement de sommet. Même si cette déclaration n’est pas sincère, elle indique au moins que la campagne a forcé la Bank Of America à prendre conscience de la situation. Les écologistes de l’Indiana ont eu moins de succès dans leur tentative d’arrêter la construction de l’autoroute I-69 via une combinaison de manifestations devant les domiciles ou les bureaux et de tactiques d’occupation de la forêt. Dans « Révision de la stratégie », Root Force a cité la I-69 comme un projet d’infrastructure essentiel. Il sera intéressant de voir comment l’État réagira si la lutte contre la I-69 devient un jour menaçante.
Tout ceci ne veut pas dire que la méthode SHAC ne peut pas être appliquée efficacement à d’autres luttes, mais simplement que les militant·es doivent avoir une visée et une stratégie précises quant à l’endroit et à la manière dont iels tentent de la mettre en œuvre. Il y a probablement des situations dans lesquelles la méthode pourrait réussir encore mieux que pour SHAC. Mais il existe sans aucun doute d’autres contextes dans lesquels elle peut se révéler contre-productive.
La campagne SHAC aux États-Unis n’a impliqué que quelques centaines de participant·es à un moment donné. Quelques milliers pourraient éventuellement s’attaquer à une cible plus importante. Même en forçant le gouvernement à renflouer une entreprise, le fait que la cible ait été mise en faillite, avec succès ou non, pourrait quand même constituer une victoire importante. L’avenir nous dira si la méthode SHAC se révélera efficace ailleurs que dans la lutte qui l’a inventée.
Thanks to the translators; you can read their introduction (in French) here.
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Contrairement à la HSUS et à la PETA, l’ALF n’est techniquement pas une organisation, mais plutôt une bannière reprise par des cellules autonomes qui n’ont pas nécessairement de liens entre elles. ↩
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Les principaux·les organisateur·ices de ce groupe auraient depuis rejoint la HSUS. C’est là un exemple des conflits subtils et des dynamiques de pouvoir qui se jouent dans le mouvement de défense des animaux : les militant·es de SHAC se plaignent que la HSUS absorbe des militant·es très mobilisé·es en leur donnant des emplois rémunérés et en leur interdisant de collaborer avec des militant·es plus radicaux. ↩
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Contrairement à de nombreux mouvements sociaux, le mouvement de défense des droits des animaux est soutenu par de riches donateurs, et l’on peut supposer que certains d’entre elleux ont contribué à SHAC. ↩
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Cette publicité est d’autant plus cocasse que, dans des pays comme la Colombie, des voyous masqués continuent de défendre les intérêts des sociétés qui font du commerce à Wall Street. ↩
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Le ciblage secondaire consiste à s’en prendre à une personne ou une entité qui fait des affaires avec la cible principale d’une campagne. Le ciblage tertiaire consiste à s’en prendre à une personne ou à une entité qui fait elle-même affaire avec une cible secondaire. ↩
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S’il n’y a pas eu de conflits équivalents en ce qui concerne la race et la classe, cela peut simplement indiquer que l’organisation de SHAC fut principalement le fait de Blancs et de membres de la classe moyenne. Certain·es affirmèrent que le mouvement pour les droits des animaux aux États-Unis attire de nombreux membres de ce groupe démographique, qui seraient plus à l’aise pour protester contre l’oppression et l’exploitation des animaux que pour s’attaquer aux déséquilibres de pouvoir dans leurs relations avec les autres êtres humains. ↩